Septembre 1970 je rentre en CM2 à l’école de garçons Jean Zay, qui n’était pas encore mixte à l’époque, dans la classe de M. Martineau, un petit homme moustachu à l’éternelle blouse de Nylon bleue. Sans doute pour adoucir le choc, on offre aux élèves des tickets pour des tours de manèges gratuits lors de la ducasse du Sapin-Vert qui a lieu le week-end suivant.
Ah la ducasse ! Elle part de la place du Sapin-Vert où se trouve la “chenille” un manège vieillot mais que nous aimons bien car lorsque la toile, mue par des roues de vélo aux multiples rayons, recouvre complètement les voitures en bois, les filles se mettent à crier alors qu’on ne leur a même pas encore pincé les fesses ! On passe devant le camion du marchand de barbe-à-papa où j’achetais mes fameux chewing-gums à la cannelle avec mes images de monstres à coller (j’en ai déjà parlé, j’étais cinglé de ça), pour descendre la rue du Sapin-Vert. Là, on trouve un marchand ambulant qui vend des raquettes en plastique avec un ballon à gonfler accroché par un élastique, des crécelles en bois, des sifflets imitant le chant du rossignol. Mais ce qui nous intéresse le plus, parmi ce bric-à-brac coloré, ce sont des petites balles en tissu, de la taille d’un œuf, bourrées de chiquettes de papier très serrées et attachées à un élastique très long. On fixe l’extrémité de l’élastique au bout du doigt et hop ! On lance la petite balle de la taille d’un œuf sur le chapeau d’un type ou la crane d’un autre. La balle nous revient instantanément dans la main puis on prend l’air le plus innocent possible. Attention hein ! Il faut être adroit et rapide et choisir un type qui a l’air brave sinon gare au retour de l’élastique !
On passe devant les manèges aux pompons, délaissant tank, voitures de sport ou autobus qui sont faits pour les petits. On snobbe encore plus le manège des canards qui voguent sur de l’eau un peu croupie et dont les yeux lumineux les font ressembler à des cousins de Donald Duck sous amphétamines, pour aller directement aux autos-tamponneuses. Là, faut faire gaffe de pas trop se frotter à la bande de la Mousserie, descendue de leur quartier pour l’occasion, Un décor en bois peint représentent des couples de jeunes qui dansent le twist, enfin j’imagine qu’ils dansent le twist, vu qu’ils se tortillent. Il y a de grosses notes de musique et même une clé de sol dessinées sortant d’un juke-box. Deux énormes baffles rouge et noir crachent le tube des Aphrodite’ child “It’s five o’clock” mais la voix de Demis Roussos et les arpèges de Vangelis sont couverts par le bruit des cris, des rires et des chocs des voitures les unes contre les autres. La classe c’est quand tu arrives à faire monter une copine avec toi, pas question de lui laisser le volant bien sûr, ton père l’a répété plusieurs fois déjà : Il faut se méfier des femmes au volant ! Et puis c’est qui l’homme, hein ? Bon, si la copine est sympa, on ira, peut-être, jusqu’à lui offrir une bague du manicrac. Plaisir d’offrir, joie de recevoir… même si on préfèrerait plutôt se payer un squelette en plastique fluo, ou encore mieux, un porte-clé avec une femme nue qui fait la danse du ventre !
Pas mal de stands de tir se trouvent dans cette ducasse. Carabines à plombs pour viser une petite cible rouge et blanche (level 1), casser une pipe blanche (level 2) voire une ficelle (Level 3) ! Stand de fléchettes avec ballons à crever mais mon préféré : un stand avec fusil à flèches. Il faut viser des silhouettes de “Bunny et ses amis” réalisés en bois peint. Une fois atteinte, la silhouette bascule et fait stopper une roue qui tournait derrière elle. La roue s’arrête sur un chiffre compris entre 1 et 4. Quelquefois la ventouse de la flèche reste collée sur la silhouette, ça veut dire qu’on est vraiment balèze ! En fonction du chiffre obtenu on reçoit des bâtons de nougat enrobés dans du papier brillant mais là où c’est bizarre c’est qu’on peut garder les nougats pour les échanger à la fin de la ducasse contre un Bambi en peluche. Mais attention, il en faut vachement des nougats pour obtenir ce satané Bambi ! Et puis, j’aime bien les nougats moi… Bof de toute façon il était moche ce Bambi, c’était même pas le vrai, le vrai il a pas un pelage mauve ! Et puis des peluches, je peux toujours essayer d’en gagner une à la loterie. C’est simple : on achète des petits tickets roses roulés dans une bague en plastique, on déroule pour voir si les numéros correspondent à ceux qui ont été désignés par le hasard de la grande roue qui tourne. Parfois on gagne une poupée géante, un pistolet en plastique ou un service à café en alu mais on peut aussi bien se retrouver avec un kilo de sucre en morceaux et là c’est la honte car tu dois te trimballer ton paquet de sucre pendant toute la ducasse !
Le top du top c’est de gagner une bouteille de mousseux. Il suffit d’aller au stand qui présente plein de bouteilles vides. Là on te donne trois petits anneaux en bois et il faut essayer d’entourer le goulot d’une bouteille avec l’anneau. Oui, ça parait facile comme ça mais en fait non. Je n’ai jamais gagné de bouteille ! Bah, ça m’aura évité de faire comme mon pote Bernard qui a gagné sa bouteille et a tenu à la boire en cachette. On a dû le raccompagner chez lui, il avait vomi partout du mousseux chaud et pissé dans son froc !
Pas de manège de chevaux de bois à cette époque, non la ducasse du sapin-vert est une ducasse moderne ! Que les derniers manèges dans le vent comme… Le transalpin ! Le roi des manèges, situé tout au bout de la ducasse, comme s’il fallait le mériter, à l’intersection de la rue des écoles. Un tour en avant, un tour en arrière, ça file, ça décoiffe. On fait la queue pour les tickets au guichet. Faut dire que le type dedans prend son temps et toutes les minutes il allume son micro et meugle : “Allons-y jeunesse, en voiture, en voiture ! Venez rouler, venez vibrer. Le transalpin n’attend pas !”. C’est aussi le manège le plus cher : 1,50 franc alors que les autres sont à 1 franc. Mais ça vaut la peine, seulement… faut aimer la vitesse, c’est pas pour les chiffes-molles et les dégonflés ! Quand on a tout dépensé nos sous, s’il nous reste quelques pièces au fond de la poche, on se paye des croustillons hollandais tout chauds, avec le sucre glace dessus. Là, tu comprends pourquoi, faut surtout pas en manger avant d’aller dans le transalpin, surtout quand il part à l’envers ! C’est gras les croustillons, pas faciles à digérer…
Quelle chance j’ai d’habiter dans un quartier avec une si belle foire aux manèges ! C’est marrant de penser que là, juste derrière le mur, il y a mon école et sa cour de récré. Je suis dans un autre monde, on est dimanche et demain la cloche sonnera, on rentrera en classe en se disant que, tout près, de l’autre coté du mur, il y a les manèges… Vivement 16h30 mes parents voudront peut-être bien que je fasse un ou deux tours avant de rentrer à la maison de la rue Marcel Vaneslander et puis j’ai envie d’aller dans les avions… Ouais je sais c’est pour les petits de 8 ans et j’ai dix ans mais peut-être qu’avec un peu de bol les copains ne me verront pas !
Le manège Transalpin est extrait d’un magnifique site sur les manèges de foire dont voici l’adresse :http://ducasses-du-nord.e-monsite.com. Régalez-vous !