Rue du Vieil Abreuvoir, la rue-piétons

L’une des plus anciennes rues de Roubaix est relativement étroite : elle atteint à peine sept mètres par endroits, et on y rencontre des difficultés de circulation. Les trottoirs manquent également de largeur, et n’incitent pas au « lèche vitrine ». Pourtant, les boutiques y ont toujours été nombreuses : dans la première partie, de la grand place à la rue Nain, elles ont de tout temps constitué le rez de chaussée de presque tous les immeubles, et couvrent, par leur variété, pratiquement tous les besoins.

Photo Nord Eclair 1965

C’est ainsi que dans les années 60, on rencontre, avant la rue Nain, du côté impair successivement une maroquinerie, une chemiserie, un café, une confiserie, un autre chemisier, une boutique vendant des accessoires pour le dessin industriel, une parfumerie, un magasin d’alimentation, une librairie, une coutellerie, et un coiffeur. Côté pair, à droite, après deux cafés,deux boutiques de confection, un magasin de décoration, un marchand de radio-télé, une charcuterie, un coiffeur, un commerce de linge de maison, une teinturerie, une banque, une épicerie et un café.

La partie située entre la rue Nain et la rue du Curé, quoique plus longue que l’autre, a toujours abrité moins de commerces, mais on y voit quand même dans les années 60 quatre cafés, la pharmacie Willot, un antiquaire, un institut de beauté, un commerce radio-télévision, et un cordonnier côté impair, un magasin de cadeaux, un sellier, une agence immobilière, un commerce de fruits, une teinturerie, un opticien, un horloger, un magasin d’imperméables, et un restaurant côté pair.

Pourtant à cette époque, l’abondance de l’offre n’attire qu’une clientèle un peu trop rare au yeux des commerçants de la rue. Prenant exemple sur d’autres villes telles Courtrai et Cologne, l’UCC, l’Union des Commerçants du Centre, sous la houlette de M. Harmand, son président, audacieusement d’interdire la rue aux voitures, pour la réserver aux piétons. Cette proposition qui va de l’avant vise à promouvoir le commerce dans la rue. Les clients de la première partie de la rue (avant la rue Nain) pourront effectuer leurs achats en toute quiétude, sans se préoccuper de la circulation. Répondant à cette demande, la municipalité organise en 1965 une expérience qui va s’étendre sur trois mois dénommée « rue-piétons ». A l’issue de l’expérience, si elle s’avère concluante, elle pourra devenir définitive. L’idée est neuve à cet époque où on privilégie le développement de l’automobile !

On inaugure la rue-piétons, comme la surnomme la presse, avec force personnalités.

Photo Nord Éclair 1965

A l’heure du bilan, les commerçants de la seconde partie partie, celle située entre la rue Nain et la rue du Curé se montrent critiques. Ils n’ont pas fait partie de l’expérience et n’ont pas été consultés. Ils insistent sur l’hiatus important entre les deux parties de la rue : Leurs clients venaient en voiture de la grand place en passant par la partie de la rue désormais interdite aux autos, et ajoutent qu’ils ne profitent pas non plus du passage des piétons qui ne viennent pas jusque là. En bref, ils s’opposent à la confirmation du secteur piétonnier. Nord Matin titre « la rue à piétons piétine ».

En 1979 on reparle de la piétonisation de la première partie. Le projet qui se fait jour complète celui visant la place de la Liberté pour faire un ensemble englobant la grand rue et plusieurs autres, à terme. Le maire, Pierre Prouvost, y voyant un élément de renaissance du centre ville, tend une oreille favorable à la demande et la presse une réalisation toute proche.

Document La Voix du Nord 1979

Cette « piétonisation » doit se faire en relation avec la percée de l’avenue des Nations Unies et la construction du nouveau quartier d’habitations dit « Alma-centre » dont le chantier va de toute manière interrompre la circulation dans la rue du Vieil Abreuvoir. En effet, dans le cadre de ces travaux, une partie des bâtiments côté impair de la seconde partie de la rue vont disparaître. On y voit l’occasion, en prévoyant des magasins au rez de chaussée des nouvelles constructions de renforcer le caractère commercial de la rue. C’est chose faite à la fin de l’année et, dans la foulée, fin novembre 1980, on assiste à l’inauguration de la deuxième partie de la rue.

Photo Nord Éclair

L’inauguration de la seconde partie préfigure la mise en piétonnier de la grand rue entre la place de la Liberté et la grand place, qui doit avoir lieu en 1982. La rue a changé d’aspect : trottoirs supprimés, fil d’eau au centre de la chaussée, installation de luminaires de style ancien au tiers de la largeur de la chaussée et de vasques de verdure. On assiste alors à quelques changements : Nord Éclair s’installe au coin de l’avenue Jean Lebas et la Maison du livre quitte le 21 pour investir l’immeuble de l’ancienne poste au 27, et une pharmacie remplace le crédit agricole, côté pair à la hauteur de la rue Nain. La rue est investie dans toute sa longueur par les piétons.

Comme prévu, des immeubles neufs viennent boucher les « dents creuses » laissées par les démolitions consécutives à la construction de l’avenue des Nations Unies. Leur rez-de-chaussée doit abriter des commerces nouveaux, au nombre de neuf, qui renforceront l’attractivité de la deuxième partie de la rue.

Photo La Voix du Nord 1982

Néanmoins, après le premier engouement, la fréquentation de la zone piétonnière se montre inférieure aux espérances ; les passants se font trop rares : peut-être que l’habitude est prise, et qu’ils préfèrent prendre leur voiture pour se rendre à la périphérie et fréquenter les centres commerciaux des environs.

Photo Lucien Delvarre

La piétonisation ne semble plus suffisante pour attirer la clientèle dans la rue ; on envisage peut-être même comme un inconvénient le fait de d’obliger les chalands à se priver de voiture pour faire les courses. En dernière analyse, on choisit à la fin des années 90 un moyen terme et on décide de laisser à nouveau pénétrer l’automobile dans le secteur piétonnier. Les zones réservées aux piétons sont délimitées par des poteaux métalliques, et on réintroduit le stationnement à certains endroits.

Photo la Voix du Nord 2018

Mais, avec le recul, cette réintroduction ne semble pas avoir eu une action très efficace sur la fréquentation du public, et le promeneur s’y sent toujours esseulé. Décidément cette rue a bien du mal retrouver son animation d’antan !

Les illustrations proviennent des archives municipales et de la médiathèque de Roubaix.

Tranches de travaux

En octobre 1976, c’est par une conférence presse donnée par Pierre Prouvost, adjoint au maire et Jean Papillon président de la chambre de commerce de Lille Roubaix Tourcoing qu’est présentée la première tranche de travaux du secteur piétonnier. Elle concerne la réalisation d’un trottoir piétonnier d’une largeur de 8 à 10 mètres, sur un côté de la Place de la Liberté jusqu’à Roubaix 2000, agrémenté de vitrines et de plantes. La circulation automobile se fera du côté de la Banque de France, à sens unique, la rue Louis Catrice permettant aux automobilistes venant de Wattrelos par la Grand Rue de rejoindre la boulevard Gambetta. Le Mongy disposera d’un site particulier sur le terre plein central du boulevard Leclerc prolongé sur la Place de la Liberté.

Le trottoir piétonnier traverse le boulevard jusqu’au centre commercial Roubaix 2000. Il ne sera plus possible aux automobilistes de tourner à gauche vers la place de la Liberté, ils devront aller jusqu’à hauteur de la rue Henri Dunant pour tourner à gauche afin de rejoindre cette place. Le terre plein du boulevard Gambetta est rendu aux piétons, on supprime les parcmètres, on va y planter des arbres ! Un nouveau parking d’une contenance de 65 voitures se situera derrière le café des Olympiades, on pourra y accéder de la Place de la Liberté.

Le secteur piétonnier se prolonge boulevard Leclerc, jusqu’à la rue Pierre Motte, avec des aires de stationnement et des plantations d’arbustes. Le coût des travaux se monte à deux millions et demi de francs ! Pour le financement, la moitié par l’Etat, l’autre moitié par la communauté urbaine. L’aménagement du site des transports en commun relève du ministère des transports et de la communauté urbaine, la ville finance l’éclairage et les plantations. Les travaux démarrent en janvier après les fêtes sur la demande des commerçants.

Le début des travaux Nord Éclair janvier 1977

La seconde tranche, concerne l’aménagement des abords de Roubaix 2000, du côté du boulevard de Belfort. La rue de Lannoy devient une desserte pour les habitants de la résidence des tuileries. On devra désormais passer par la rue de la tuilerie, tourner dans la rue Winston Churchill et par la rue St Jean pour rattraper la rue de Lannoy qui démarre à présent après le boulevard de Belfort. L’espace récupéré le long du centre commercial est rendu aux piétons après avoir été approprié. De l’autre côté, la rue Henri Dunant permet aux voitures de relier les boulevards de Belfort et Gambetta, et on prévoit de percer le terre plein pour l’accès à la place de la Liberté.

Enfin, pour augmenter l’attractivité de Roubaix 2000, la maison des docteurs située boulevard Leclerc, a été rachetée par la communauté urbaine pour être démolie, afin de favoriser l’accès au parking. Lequel parking sera réaménagé, par des travaux de peinture, d’éclairage, de sonorisation, de numérotage et de fléchage. Et les commerçants s’engagent à rembourser le parking à leurs clients. Il faut diriger le visiteur vers Roubaix 2000 !

 

Des autos et des piétons

Le drame de Roubaix 2000 est d’être séparé du centre ville par un boulevard à grand flux de circulation automobile. En effet, depuis l’ouverture du centre commercial, le passage des voitures en flot continu sur les boulevards Leclerc et Gambetta ne favorise pas l’accès par la place de la Liberté. Que faire ? Un passage souterrain est envisagé par la communauté urbaine, mais le projet est enterré. Ce devrait être un tunnel souterrain de grand gabarit vu le trafic, et cela coûterait trop cher. Il faut signaler que pendant l’été 1976 apparaissent les passages souterrains sur le boulevard du Mongy, notamment au Sart. Mais il y eut sans doute d’autres arguments (présence d’un égout collecteur, configuration du terrain…) On évoque alors une passerelle pour piétons, en précisant qu’il faudra amener les gens à l’utiliser, et qu’elle ne devra pas rallonger le parcours. Il semble que cette proposition ait fait long feu.

Puis on évoque la diminution du flux automobile, qui semble prochaine, avec les deux projets routiers en cours de réalisation : le contournement de la ville par Hem, vers la toute récente zone industrielle de Roubaix Est située à Leers, et la future pénétrante Tourcoing Roubaix, qui va emprunter le tracé de la rue Saint Vincent de Paul, et qui aboutit sur les plans place de la Liberté !

Le projet de pénétrante publié dans Nord Éclair

Suite aux articles de presse, les premières réactions entraînent un véritable tollé des habitants et des familles, qui demandent de situer ailleurs le débouché de cette dernière voie. Le boulevard Gambetta coupe déjà le centre ville en deux, la pénétrante coupera la ville en deux !

Roubaix 2000, masqué par la circulation de la Place de la Liberté en 1972 Photo Nord Éclair

Concernant la liaison à Roubaix 2000, la réflexion continue. Il faut que le centre commercial tende les mains au reste du centre ville, et que son parvis soit attractif. Cela contribuerait grandement à l’aménagement d’un large secteur piétonnier, une esplanade comprenant la place de la Liberté et Roubaix 2000. L’idée est lancée, les consultations commencent. M.Papillon président de la chambre de commerce de Lille Roubaix Tourcoing, fait une proposition de ce genre de la rue Jules Guesde jusqu’à la rue du vieil abreuvoir. Un sondage auprès des commerçants de la rue du vieil abreuvoir donne une légère majorité des oui au secteur sans voitures. Finalement, le projet de trajet piétonnier partirait du boulevard de Belfort, jusqu’à la grand place de Roubaix, englobant Roubaix 2000, une partie de la place de la Liberté et la Grand rue entre la rue Pauvrée (actuelle rue Jean Monnet), et la Grand Place. On se réunira avec les responsables des rues piétonnières de Lille et de Tourcoing afin de recueillir les fruits de leurs expériences.

En février 1976, l’idée sera soumise en conseil municipal, suite à la proposition de Pierre Catrice, répondant à l’invitation de Jean Papillon, devant les différents représentants de commerçants roubaisiens. A cette occasion, Pierre Catrice parle du désenclavement de Roubaix prévu avec la rocade sud est, pour libérer les avenues Motte et Salengro et informe les participants de l’évolution du projet de pénétrante Tourcoing Roubaix : elle débouche à présent rue de l’Hommelet, avec une petite desserte sur la place de la liberté avec la rue Pauvrée. On parle aussi du métro. On évoque le secteur piétonnier place de la Liberté Grand Place, et Pierre Catrice le présentera au conseil municipal. En mars, le projet avance, mais que fera-t-on du Mongy, danger potentiel pour la circulation, qui à cette époque va encore jusqu’à la Grand Place ?

En mai les commerçants se déclarent favorables à un trottoir piétonnier Place de la Liberté, boulevard Leclerc, rue Pierre Motte et Grand Place, après une rencontre avec les tourquennois et les lillois. M. Donnay pour Lille, affirme que les conditions de travail des commerçants se sont améliorées, mais sans trop d’effet sur le chiffre d’affaires. A Tourcoing, le chiffre d’affaire a augmenté de 25%. Un sondage effectué donne 94% de clients satisfaits pour les deux secteurs piétonniers (rue de Béthune à Lille et rue Saint Jacques à Tourcoing). Mme Harmand présidente de l’union des commerçants du centre, dit alors que le piétonnier, c’est l’avenir. Elle demande concertation et sondage avec les commerçants. En octobre, c’est décidé : un secteur piétonnier sera réalisé en plusieurs étapes de l’église Ste Elisabeth jusqu’à l’église St Martin, et la première tranche concernera le chantier de la place de la Liberté jusqu’à Roubaix 2000.

Les études continuent, un déplacement à Dieppe en novembre, où depuis l’apparition du secteur piétonnier, l’on trouve les clients moins agressifs, les ventes plus diversifiées, mais la rue devient un désert après 18 h 30, car il n’y a pas d’animation, ce qui n’est pas le cas de Roubaix, qui propose trois cinémas dans le secteur projeté. On projette d’aller voir à Courtrai comment ça se passe. Le 12 janvier 1977, c’est parti, les travaux commencent.